La place financière genevoise se débrouille plutôt bien
Découvrez l’interview de Blaise Goetschin dans la NZZ
Après la fin de l’ère de l’argent sale, certains prédisaient déjà la fin des banques genevoises, mais celles-ci se sont montrées réactives et ont su s’adapter.
Qu’il s’agisse du Credit Suisse, de Wirecard ou de la Rome antique : La chute inattendue d’un « grand » intrigue toujours tout le monde. En revanche, on s’intéresse nettement moins à ceux qui ont survécu – même si tout le monde avait annoncé leur fin. La place financière genevoise fait partie de ces heureux survivants. La deuxième place bancaire de Suisse a été fortement chahutée par la crise financière de 2008. Plusieurs grandes banques avaient misé sur des hedge funds douteux et sur l’escroc Bernie Madoff. Ensuite, le conflit fiscal avec les États-Unis et l’Europe risquait de détruire la base commerciale de Genève : Pourquoi les riches du monde entier viendraient-ils dans la ville de Calvin, si ce n’était pas pour y déposer leur argent sale ? Ainsi, bon nombre de banques étrangères se retiraient de la place ou réduisaient non seulement leurs ambitions mais aussi leurs effectifs. Ces derniers temps, les titres négatifs faisaient de nouveau la une des journaux : On craignait que la polémique sur la neutralité suisse et les sanctions contre la Russie ne fassent fuir toutes les personnes originaires de pays émergents. De surcroît, le fait que la troisième place bancaire suisse, le Tessin, soit en plein déclin n’était pas de bon augure pour le numéro deux non plus.
Nouveaux concurrents
Mais il en a été autrement. Une fois de plus, la devise figurant sur les armoiries du canton de Genève s’est avérée juste : Post tenebras lux – Après les ténèbres, la lumière. Selon un sondage de la Fondation Genève Place Financière (FGPF) présenté l’automne dernier, les banques genevoises sont très optimistes. Pour le premier semestre 2023, la majorité d’entre elles annonçait un chiffre d’affaires et des bénéfices en hausse par rapport à l’année précédente et comptait recruter du personnel, en particulier des conseillers clients. Les plus grandes banques sont particulièrement optimistes. Certes, avec un effectif d’un peu plus de 17’000 personnes, les banques genevoises emploient 3’000 personnes de moins qu’en 2008 et leur part au produit intérieur brut a également diminué. Mais dans son ensemble, la place financière représente toujours 13% du PIB genevois, ce qui est considérable. Genève compte toujours plusieurs banques importantes, comme Pictet, Lombard Odier, Edmond de Rothschild et UBP. À ne pas oublier les filiales de grandes banques étrangères comme JP Morgan, HSBC ou BNP Paribas, ainsi que de nombreux gérants de fortune indépendants, gestionnaires d’actifs et spécialistes, comme pour les placements financiers durables, par exemple. « Certains pensaient que notre modèle toucherait à sa fin avec l’introduction de l’échange automatique de renseignements », explique Denis Pittet, président de la FGPF et associé de la banque privée Lombard Odier. « Le contraire s’est produit. La place financière est résistante et sait s’adapter, et elle reste un secteur exportateur. » Une bonne part de la croissance n’est pas générée en Suisse, mais provient des activités transfrontalières, notamment avec l’Europe et le Moyen-Orient. Ainsi, Genève peut compenser le recul dans les affaires avec la Russie. Or, certains établissements financiers ont fait les frais des mesures prises à l’encontre de la clientèle russe, qu’il s’agisse du blocage des avoirs des personnes sanctionnées ou des restrictions imposées à tous les autres clients russes. Depuis 2022, l’argent russe part à Dubaï, dans une certaine mesure aussi à Singapour ou aux Etats-Unis, mais quasiment plus en Suisse. En principe, M. Pittet salue la mise en place des sanctions et le fait que la Suisse applique ces sanctions de manière stricte. En revanche, que les sanctions adoptées par l’UE, et reprises par la Suisse, imposent également des restrictions aux citoyens russes non sanctionnés, reste une épine dans le pied de la place financière. Ainsi, les banques n’ont plus le droit d’accepter plus de 100 000 francs suisses de la part d’un client russe. « Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une concurrence féroce de la part de places financières qui, il y a quelques années encore, n’existaient quasiment pas », explique M. Pittet. Hong Kong et Singapour se sont bien développés, mais c’est Dubaï qui a connu la plus forte évolution. « Il y a 20 ans, ce n’était qu’une destination touristique, tandis qu’aujourd’hui Dubaï attire des expatriés du monde entier ».
Des atouts en main
Les banques genevoises – dont certaines sont également présentes sur ces places financières – conservent toutefois certains atouts. En font partie les anciennes valeurs, telles qu’un conseil et un suivi professionnels, une monnaie stable et une politique fiscale et monétaire prévisible. Et quand on parle de « sécurité », ce n’est pas dans l’abstrait. On parle effectivement de la sécurité juridique et physique des clients. « Peut-être bien qu’il n’y ait pratiquement pas de manifestations dans d’autres places financières comme Dubaï, Singapour ou Hong Kong. Mais on y est sous surveillance », explique Blaise Goetschin, qui dirige la Banque Cantonale de Genève depuis de nombreuses années. Par ailleurs, Genève profite du commerce florissant des matières premières. Certes, les restrictions concernant le négoce d’énergie avec la Russie et l’Ukraine ainsi que le négoce de céréales se sont fait sentir, selon M. Goetschin, dont la banque est également active dans ce domaine. Mais à part cela, les affaires vont très bien depuis 2019, ce que les banques de la place genevoises offrant des financements du négoce ressentent également. Toutefois, la situation évolue. En 2023, des fonctionnaires américains s’étaient rendus à Genève afin de s’assurer que les sanctions contre la Russie étaient respectées. La signification de cette visite ne doit pas être exagérée. Néanmoins, elle fait partie d’une démonstration de force de la part des États-Unis, qui souhaitent renforcer leurs propres places financières et commerciales. « Ici aussi, la concurrence vient de plus en plus souvent de Dubaï », explique Denis Pittet. La tendance ressemble à celle observée après la mise en place des restrictions sur les avoirs des Russes non sanctionnés : Étant donné que Dubaï ne se conforme pas aux règles que l’Occident s’est imposées, le pays peut se réjouir d’un afflux important d’argent frais et de nouvelles affaires. Les banques genevoises sont également préoccupées par le manque d’accès au marché européen. Selon M. Pittet, Berne vient de faire un pas important vers une reprise du dialogue réglementaire avec Bruxelles. « Toutefois, nous regrettons que l’approche spécifique aux établissements ne fasse pas partie du mandat de négociation », dit-il. Au fond, cela signifie que chaque banque suisse qui souhaite offrir ses services à des clients dans l’Union européenne doit adopter toutes les règles de l’UE et sera surveillée par une autorité de surveillance centrale de l’UE. L’approche développée par l’Association suisse des banquiers est indispensable afin d’éviter un désavantage majeur pour la place financière suisse, affirme M. Pittet. Pourtant, selon M. Goetschin, les négociations avec l’UE – toujours en suspens – ne sont pas vitales pour Genève. « Si les négociations devaient échouer, au risque d’un blocage, ce ne serait pas une catastrophe. » Contrairement à Zurich, l’économie genevoise est davantage exposée au dollar qu’à l’euro. « Les touristes eux aussi viennent surtout d’Asie, des États-Unis et du Proche-Orient, plus rarement d’Autriche ou de Pologne. »
Moins de marchés cible
La reprise du Credit Suisse par l’UBS fera également moins de vagues à Genève qu’à Zurich. Ensemble, les deux banques emploient plus de 1’700 personnes à Genève et comptent donc parmi les employeurs les plus importants, dit M. Pittet. Pourtant : « Une grande partie de ces personnes sont des conseillers clients ou font partie de leurs équipes. Il s’agit donc de collaboratrices et de collaborateurs toujours recherchés. » S’y ajoutent des spécialistes en conformité et en placement qui seront probablement repris par l’UBS eux aussi. Néanmoins, les banques genevoises ne peuvent pas se reposer sur leurs lauriers. La focalisation sur certains domaines devient de plus en plus importante. De nos jours, les banques suisses n’amènent plus leur propre compréhension des règles à leurs clients dans d’autres pays ; elles adoptent les règles du pays cible. Certaines banques ont été plus rapides et plus radicales que d’autres quant à ce recentrage. En revanche, « toutes les banques ont réduit le nombre de leurs marchés cible », explique M. Pittet. Selon lui, le processus est toujours en cours. Il faudra élargir la gamme des produits adéquats, développer les canaux informatiques et renforcer les compétences. Il cite l’exemple du Royaume-Uni, avec lequel la Suisse vient de conclure un accord de reconnaissance mutuelle des services financiers. Dans ce pays, il existe un statut fiscal spécifique pour les « non-domiciled residents ». Ces personnes vivent en Grande-Bretagne, mais ne doivent pas payer d’impôts sur leurs revenus provenant d’autres pays au taux fiscal britannique. Ce statut est intéressant, mais il implique aussi pas mal de contraintes. Si une banque veut acquérir des clients britanniques, il faudra qu’elle connaisse ces règles en détail, souligne M. Pittet. C’est justement dans le domaine des clients « complexes » – comme les familles vivant aux quatre coins du monde – que les banques genevoises se démarquent de la concurrence. Une autre raison de rester optimiste est la politique fiscale. Les Suisses alémaniques pensent souvent que Genève est un enfer fiscal. Or, ce n’est pas vrai pour tous les domaines. Par exemple, l’impôt ordinaire sur les bénéfices des entreprises y est nettement plus bas qu’à Zurich. Et contrairement à de nombreux autres États, les finances publiques genevoises sont également en ordre, affirme M. Goetschin. Qui plus est, Genève a rejeté plusieurs initiatives de la gauche visant à augmenter les impôts l’année dernière.
André Müller